Vigee-Lebrun, Louise-Elisabeth Souvenirs: Une vie (1508900876)
Ma bien bonne amie, vous me demandez avec tant d'instances de vous crire mes souvenirs, que je me d cide vous satisfaire. Que de sensations je vais prouver en me rappelant et les v nemens divers dont j'ai t t moin et des amis, qui n'existent plus que dans ma pens e Toutefois, la chose me sera facile, car mon coeur a de la m moire, et dans mes heures de solitude, ces amis si chers m'entourent encore, tant mon imagination me les r alise. Je joindrai d'ailleurs mon r cit les notes que j'ai prises diff rentes poques de ma vie, sur une foule de personnes dont j'ai fait le portrait, et qui, pour la plupart, taient de ma soci t ; gr ce ce secours, les plus doux momens de mon existence vous seront connus aussi bien qu'ils me le sont moi-m me. Je vous parlerai d'abord, ch re amie, de mes premi res ann es, parce qu'elles ont t le pr sage de toute ma vie, puisque mon amour pour la peinture s'est manifest d s mon enfance. On me mit au couvent l' ge de six ans1; j'y suis rest e jusqu' onze. Dans cet intervalle, je crayonnais sans cesse et partout; mes cahiers, et m me ceux de mes camarades, taient remplis la marge de petites t tes de face, ou de profil; sur les murs du dortoir, je tra ais avec du charbon des figures et des paysages, aussi vous devez penser que j' tais souvent en p nitence. Puis, dans les momens de r cr ation, je dessinais sur le sable tout ce qui me passait par la t te. Je me souviens qu' l' ge de sept ou huit ans, je dessinai la lampe un homme barbe, que j'ai toujours gard . Je le fis voir mon p re2 qui s' cria transport de joie: Tu seras peintre, mon enfant, ou jamais il n'en sera. Je vous fais ce r cit pour vous prouver quel point la passion de la peinture tait inn e en moi. Cette passion ne s'est jamais affaiblie; je crois m me qu'elle n'a fait que s'accro tre avec le temps; car, encore aujourd'hui, j'en prouve tout le charme, qui ne finira j'esp re qu'avec ma vie. C'est au reste cette divine passion que je dois, non-seulement ma fortune, mais aussi mon bonheur, puisque dans ma jeunesse comme pr sent, elle a tabli des rapports entre moi et tout ce qu'il y avait de plus aimable, de plus distingu dans l'Europe, en hommes et en femmes. Le souvenir de tant de personnes remarquables que j'ai connues pr te souvent pour moi du charme la solitude. Je vis encore alors avec ceux qui ne sont plus, et je dois remercier la Providence qui m'a laiss ce reflet d'un bonheur pass . Texte int gral annot et illustr . Collection des deux volumes: Les premiers triomphes et Les ann es d'exil.